dimanche 21 août 2011

Une fleur à la boutonnière, "symbole d'une vie exquise"...

Moreau le Jeune, La grande toilette, v. 1777
L'usage de fleurir sa boutonnière remonterait au XVIIIe s. (1). Sous Louis XV puis Louis XVI, l'habit (ou justaucorps) ne se ferme plus sur la poitrine : l'"habit à la française" est né. Les boutons et les boutonnières ne subsistent qu'à titre ornemental. On glisse dans la boutonnière inutile  une décoration militaire (ordre de Saint-Louis, ordre du Mérite militaire...).  Y placer une fleur semble un usage d'artistes (William Hogarth, Portrait de l'acteur Garrick et de sa femme, 1755), ou de petits-maîtres (Moreau le jeune, la Grande toilette, vers 1777). On rapporte qu'en 1778, Parmentier ayant fait un petit bouquet de fleurs de pommes de terre, "il le présenta au roi Louis XVI, qui le plaça de suite à sa boutonnière" (2).  A la fin du XVIIIe s., l'apparition du frac et de la redingote à revers permet aux petits-maîtres de nouvelles fantaisies, dont l’extravagance culmine sous le Directoire, avec les Incroyables. Les dandies en héritent au XIXe s., mais c'est à la Belle Epoque (1880-1914) que la fleur à la boutonnière devient une touche élégante indispensable. Mais il s'agit d'un ornement de fantaisie, réservé aux promenades élégantes et aux réceptions mondaines. Les événements officiels n'admettent pas cet accessoire un peu trop "artiste". 


Boniface de Castellane, par Nadar
"L'habit habillé", c'est à dire le frac noir à queue de pie et à revers de soie, assorti de sa chemise, cravate et gilet blancs, est alors de rigueur en soirée. Il appelle le plus souvent une fleur blanche : œillet, camélia ou gardénia. Les tenues plus libres, pour la promenade ou les visites, autorisent davantage de fantaisie, dans les couleurs et les variétés. L'œillet est certainement la plus commune, parce qu'il résiste bien au manque d'eau, et offre une profusion de pétales comme autant de dentelles. La rose doit être de petite taille, et exempte de défaut. Elle est plus délicate. L'orchidée, notamment le cattleya cher à Marcel Proust, indique un raffinement supérieur, une délicatesse spécifique, et une aisance financière, car c'est alors une fleur très onéreuse. 

Maurice Barrès, par J.E. Blanche
La mode de ces boutonnières fleuries s'accompagne d'un développement précis du code de couleur. Le blanc étant depuis Henri IV la couleur de la monarchie, l'oeillet blanc devient un symbole traditionnaliste et conservateur. Le cercle royaliste mondain d'André Becq de Fouquières s'appelle d'ailleurs l' Œillet blanc. Les nostalgiques de l'Ancienne France se reconnaissent à ce signe. L'œillet rouge indique, lui, un parti pris révolutionnaire, qu'il réunisse sous son panache écarlate les partisans du général Boulanger ou les tenants du Grand Soir socialiste. Ces derniers d'ailleurs n'attachent d'importance qu'à la couleur rouge. A partir du 1890, pendant les défilés du Premier Mai, œillets, roses, églantines, tulipes et coquelicots vermillonnent sur les poitrines (3).  Le muguet n'apparaît semble-t-il qu'en 1913, encore enrubanné de rouge.  L'églantine rose ou rouge indique une adhésion aux idées républicaines. « Tous, hommes, femmes, enfants, ont arboré à la boutonnière ou au corsage la petite fleur rouge, signe de ralliement des républicains, c’est la rose des bois, l’églantine modeste. » (4) Maurice Barrès invente alors le néologisme "églantinard", pour fustiger les républicains socialistes. (5) Les partisans d'Edouard Drumont, journaliste nationaliste et violemment antisémite, adoptent l'œillet bleu (6) : "L'œillet bleu est la fleur antisémite", annonce le Radical du 6 juin 1899, avant de soupirer : "Pauvre œillet, toujours réactionnaire ! Rouge avec Boulanger, bleu avec Drumont, blanc avec Gamelle. » (7).


Wilde porte un œillet... rose !
Le message porté par la fleur de boutonnière n'est pas seulement politique, il peut-être sentimental. Le blanc virginal évoque la pureté d'un sentiment, le rouge, la passion. On assure que " l’œillet vert porté à la boutonnière était devenu, sous l’influence d’Oscar Wilde et de son cercle, un code homosexuel." (8) En 1894, Robert Hichens publie L'Oeillet vert, roman à clefs qui parodie les amours homosexuelles d'Oscar Wilde (Esme Amarinth, dans le roman) et de Lord Douglas (Reggie Hastings). "Pour eux, l’œillet vert, séduisant, car artificiel, « la fleur empoisonnée d’une vie exquise » devient le symbole d’appartenance à une élite, celle de ceux qui ne redoutent rien et qui ont « le courage de leurs désirs »" (8).

Pour conserver la fraîcheur des fleurs les plus fragiles (roses, orchidées, camélias), sont réalisés de petits vases de boutonnière, en or ou en argent, qui se dissimulent derrière le revers. Ils se fabriquent encore chez quelques orfèvres britanniques, pour ceux qui assument l'élégance surannée et le charme gracile d'une boutonnière fleurie.Vous trouverez sur le site www.gentlemansgazette.com  des photographies des boutonnières possibles en ce XXIe s. (Mini-Rose, orchidée, oeillet, bleuet, muguet...), et un tutoriel pour enrichir vos revers de vestes d'une bride à boutonnière.



(1) Certains évoquent "un œillet à la boutonnière" comme signe de reconnaissance chez les partisans du Grand Condé sous la Fronde (1649-1652), mais ce fait ne semble attesté que par des textes rétrospectifs.
(2) Ce texte date de 1842, soit plus de cinquante ans après les faits supposés. Mornay, Petit cours d'agriculture, 1842, tome I, p. 20
(3) M. Rodriguez, Le Premier Mai, Gallimard, 1990, p. 152-158
(4) Le Radical, 13 juin 1899
(5) Cité par Maurice Tournier dans Couleurs, fleurs et drapeaux dans les débuts de la Troisième République, in Mots n°81, 2006, p. 109-117.
(6)  Il suffit en effet d'arroser un oeillet au bleu de méthylène pour que les pétales se teintent de bleu. 
(7) "Gamelle" est le surnom du duc d'Orléans, prétendant monarchiste. Arrêté à Paris en 1890, à 21 ans, en violation des lois d'exil, Philippe d'Orléans est détenu à la Conciergerie où, face à de généreuses manifestations de sympathie,  il déclarera ne demander que "la gamelle du soldat". Anatole France utilise le terme grec ancien écuelleτρύβλιον, "trublion", pour brocarder le prince et ses partisans : les trublions.
(8) Florence Tamagne, Figures de l’étrange et de l’étranger : la peur de l’homosexuel(le) dans l’imaginaire occidental (1880-1945), in Annales de Bretagne et des Pays de l'Ouest, tome 109, n°2, 2002. 


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